24 AVRIL 2019 / lorientlejour.com /
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Un printemps pas comme les autres…
PAR DR VARTKES ARZOUMANIAN
C’était au printemps.
La neige couvrait toujours les montagnes surplombant Yozgat.
Cette année avait mal commencé pour Arsen, car un jour en rentrant de l’école, il n’avait plus trouvé Sévoug, son chien qu’il aimait tant. C’était sûrement les nomades kurdes qui l’avaient volé comme ils avaient l’habitude de hanter les Arméniens. Plus tard dans la même année, son père Krikor, son oncle Yéznig, son frère aîné Antranig, même Hagop le boiteux septuagénaire et tous les voisins arméniens qui avaient entre dix-sept et soixante-dix-sept ans sont partis au front sur ordre du gouvernement des Jeunes-Turcs, pour aider à creuser des tranchées et ouvrir des routes pour l’armée régulière turque, comme ils l’avaient déclaré. Sa grand-mère, la matriarche de la famille, lui a expliqué qu’une grande guerre avait éclatée contre les Russes… C’était 1915. La Première Guerre mondiale était déclenchée. Arsen avait juste treize ans et ne comprenait pas grand-chose, mais le village s’était vidé de ses hommes. Tout le monde avait peur, l’on voyait de plus en plus de nomades kurdes armés… Pauvre Arsen, il ne savait pas ce que le destin lui réservait.
Un jour lorsque la neige a commencé à fondre, il a, à tout prix, voulu s’éloigner de la maison, sans pourtant prendre la permission de sa mère, pour aller rechercher Sévoug son chien perdu, espérant vivement le trouver.
Arsen n’a pas retrouvé son chien, mais sous la neige fondue, il a trouvé la dépouille mortelle de centaines de jeunes Arméniens dont il a reconnu les visages sans vie : Nazaret le cordonnier et Hayrabed le vieux bossu du village. Une vision d’apocalypse. Effrayé, stupéfait, il a couru chez lui comme un fou raconter ce qu’il a vu.
Une fois avertis, tous les villageois sont venus vérifier l’identité des cadavres. C’était le début du chemin du Golgotha pour ces villageois inoffensifs…
C’est deux jours plus tard, quand les larmes avaient à peine séché, que les portes de l’enfer se sont ouvertes sur eux. Des Turcs armés ont encerclé le village, et après avoir rassemblé les habitants en son centre, les ont obligés à se tenir en rang. Une fois en rang, des bourreaux munis de haches ont commencé à décapiter un par un et méthodiquement tous les habitants…Que faire ? Vers qui se tourner ? À qui se plaindre ? La seule chose que quelques mères purent faire fut de supplier leurs domestiques turques d’adopter leurs enfants pour qu’ils ne meurent pas. Arsen et son frère Sétrak de sept ans furent « les choisis » parmi ses frères et ses sœurs, et sont sortis du rang tenant la main de leur nouvelle mère adoptive. C’est ainsi que ses yeux de treize ans ont vu toute sa famille, y compris la petite Takouhie, sa sœur de trois ans, passer sous la hache du bourreau.
Trois ans après avoir vécu chez les parents adoptifs turcs, Arsen a voulu fuir avec son frère vers leur liberté. Un beau matin, ils ont pris le chemin de l’inconnu, espérant trouver une autre vie sous d’autres cieux. Après un jour de marche continue, Sétrak n’a plus pu continuer. Ils se sont embrassés une dernière fois, Sétrak retournant chez ses parents adoptifs. Ainsi Arsen a continué sa marche, il a couru des jours et des nuits pendant des semaines entières, parfois s’abritant sous les cadavres de ses compatriotes, mangeant souvent des insectes et des plantes, résistant comme un surhomme, ayant toujours une seule idée en tête : survivre. Un jour, des Bédouins du désert du nord de la Syrie l’ont trouvé et l’ont hébergé, comme ils l’ont fait pour beaucoup d’autres orphelins. Quelques années plus tard, à dix-huit ans révolus, Arsen a rejoint la Légion étrangère française, y décrochant les plus hautes distinctions. Une fois installé au Liban, il s’est marié et a formé une grande famille en essayant de faire renaître ses frères et sœurs massacrés…
L’histoire d’Arsen est l’histoire de mon grand-père. C’est un peu l’histoire de tous les survivants arméniens. Une histoire écrite avec des larmes et du sang. C’est ainsi que partout dans le monde, le cœur de chaque Arménien fils ou petit-fils d’un survivant du génocide est rempli de chagrin. Chagrin, un mot faible, finalement, pour représenter tellement de douleur.
Plus de 100 ans ont passé, mais les Arméniens n’oublient pas l’histoire de leurs ancêtres. Oublier, c’est trahir la mémoire de nos ancêtres. Oublier, c’est tuer les martyrs une seconde fois. Lutter pour la reconnaissance du génocide et la récupération des droits et des biens arméniens confisqués par le gouvernement turc, et surtout farouchement préserver l’héritage culturel arménien sont les seuls chemins à suivre.
Arsen, Yéznig, Krikor, Antranig, Nazaret, Hayrabed, Takouhie et un million et demi d’Arméniens martyrisés durant le génocide vivent en nous tant que nous vivons.
Pensées pieuses à nos martyrs du génocide.
Dr Vartkes ARZOUMANIAN
Abou Dhabi
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