L’accord sur la Syrie à l’ONU ne présage pas la fin des combats

22 décembre 2015

Par Jean-Christophe Ploquin, La Croix, 20 décembre 2015.

« Toutes les conditions sont réunies pour que la Syrie connaisse encore plusieurs années de guerre civile », a estimé Emile Hokayem, chercheur à l’Institut international pour les études stratégiques de Londres, le 15 décembre décembre dernier, lors d’un entretien à la Fondation pour la recherche stratégique.

Un accord diplomatique important pour l’avenir de la Syrie a été entériné le 18 décembre 2015. Pour la première fois en quatre ans et demi de conflit, le conseil de sécurité de l’ONU est tombé d’accord sur un scénario politique de sortie de crise. La résolution 2254, négociée intensément entre Moscou et Washington, prévoit l’ouverture de discussions entre le régime de Damas et l’opposition en janvier 2016; puis, six mois plus tard, la création d’une instance de transition chargée notamment de rédiger une nouvelle constitution; et enfin des élections sous supervision de l’ONU dans les dix-huit mois. L’ouverture du processus de transition serait accompagnée d’un cessez-le-feu qui ne s’appliquerait pas, toutefois, aux deux groupes que l’ONU désigne comme terroristes et qui seront combattus : Daech et le Front al-Nosra, branche syrienne d’Al Qaida.

« Un découplement entre le terrain et la diplomatie »

Chercheur libanais basé à Manama (Bahrein) et travaillant pour l’International Institute for Strategic studies de Londres, Émile Hokayem était de passage à Paris quelques jours avant le vote de la résolution 2254. Tout en reconnaissant les efforts diplomatiques effectués, il ne croit guère en leur application concrète. « Il y a un découplement entre la situation sur le terrain et les discussions internationales », résume-t-il lors d’un entretien organisé à l’issue d’un débat à la Fondation pour la recherche stratégique. « Les États-Unis et la Russie traitent avec leurs ‘partenaires’ régionaux qui traitent ensuite avec leurs ‘partenaires’ syriens. Il y a eu déjà beaucoup d’erreurs diplomatiques commises du fait de ce décalage ».

« Les Kurdes veulent s’étendre tout le long de la frontière avec la Turquie »

« Nous ne sommes qu’au début du chamboulement de la Syrie », explique-t-il. « Le pays est dans un état de fragmentation avancée que les négociations onusiennes ne combleront pas. Il est aujourd’hui divisé en quatre mini-Etats qui sont dans des situations très différentes. Au nord, il y a le Rojava, l’entité kurde. Le territoire qu’il occupe est dans un état économique désastreux, mais ce sont des gens durs, qui se contentent de peu. Militairement, ils dépendent du soutien étranger, notamment américain. Les Kurdes ont une grande ambition : ils veulent étendre leur mini-Etat tout le long de la frontière entre la Turquie et la Syrie, d’Afrin à Kobané, y compris la région au nord d’Alep. Or c’est une zone clé pour la rébellion arabe sunnite, qui la domine actuellement. En outre, ce serait un casus belli pour la Turquie qui interviendrait alors directement ».

« Le califat est relativement viable »

« A l’est, il y a le califat de Daech », poursuit Émile Hokayem. « Il est relativement viable : les lignes de communication entre ses bases en Syrie et en Irak sont bonnes. L’essentiel de ses financements vient de l’économie de guerre et des territoires qu’il occupe. La population est homogène, sa pratique quasi génocidaire ayant fait fuir tous ceux qui n’étaient pas Arabes sunnites. Il exerce un certain attrait sur ceux qui sont restés : il assure en effet un certain ordre public; il est jugé préférable au régime Assad; et les civils y sont moins exposés aux combats et aux bombardements que dans les zones contrôlées par la rébellion dite modérée. Daech gère ainsi cinq à six millions de personnes, qui ne sont pas foncièrement convaincues par son discours expansionniste mais qui adhèrent de façon pragmatique, dans une logique de survie ».

« Dans la région, Daech n’est la cible prioritaire de personne »

« Bien sûr, le califat est aujourd’hui dans la ligne de mire de toutes les grandes puissances. Mais si, dans la région, tout le monde aussi est contre Daech, il n’est la cible prioritaire de personne. Les Kurdes se concentrent sur leur projet de quasi-Etat. Les rebelles sunnites syriens se battent en priorité contre Assad. Le gouvernement chiite irakien veut protéger Bagdad mais se moque de reconquérir Mossoul ou les confins désertiques de l’ouest. Et Assad ne combat Daech qu’à la marge. Dans un tel contexte, les bombardements aériens américains, français, britanniques, voire russes, ne peuvent pas changer la donne ».

« Depuis l’intervention russe, le régime se sent mieux »

« Au centre de la Syrie, le mini-Etat de Assad est sans doute le plus viable, économiquement », continue le chercheur. « Les territoires qu’il contrôle comptent l’essentiel des infrastructures et des industries ainsi que les ports et les aéroports. Il a toujours la légitimité du siège de la Syrie à l’ONU. En revanche, il est sous perfusion économique et militaire de ses soutiens étrangers. Il s’affaiblissait très rapidement en 2015 jusqu’à l’intervention militaire directe russe en septembre. Depuis, le régime se sent mieux, l’étau s’est desserré à Homs, Hama, Lattaquié. Mais il n’a pas reconquis beaucoup de terrain ».

« Les forces fidèles à Assad sont très éclatées »

« En fait, il n’y a pas de grande cohérence opérationnelle entre les Syriens et les Russes, notamment parce que les forces fidèles à Assad sont très éclatées. Elles comptent beaucoup de milices dont les allégeances locales sont très diverses. Le territoire contrôlé par le régime n’est pas homogène, ce qui est une de ses grandes faiblesses. Il abrite aussi beaucoup de personnes déplacées qui ne lui sont pas favorables mais qui viennent là car elles échapperont aux bombardements de son régime et parce que l’aide humanitaire internationale y parvient plus régulièrement : 90% de cette aide passe par Damas – ce qui pose un dilemme moral aux agences de l’ONU ».

« La rébellion ne parvient pas à se penser politiquement »

« Enfin, il y a les zones rebelles », enchaine Émile Hokayem. « Sont-elles viables? Non ! Il y a peu de continuité territoriale et même pas de continuité du tout entre ses deux grands bastions au nord et au sud du pays. La rébellion est extrêmement divisée. Elle n’est pas capable de créer une administration locale ni d’assurer la sécurité des populations à l’intérieur de ses zones, soumises aux bombardements aériens du régime Assad. Elle ne parvient pas à se penser politiquement. Les rebelles essaient un peu tout, en terme de projet idéologique, ce qui laisse prise aux salafistes ».

« Personne n’est totalement épuisé »

« En revanche, ils comptent toujours autant de combattants prêts à monter au front. Et ils n’ont pas de problèmes de légitimité dans les territoires qu’ils contrôlent. Depuis 2014, des tentatives existent pour créer de grandes coalitions politico-militaires, comme Jaish el Fatah au nord, dans la région d’Idleb, ou le Front du sud, dans la région de Deraa. En fait, personne n’est totalement épuisé et une certaine routine de la vie sous la guerre s’est installée. Toutes les conditions sont donc réunies pour que la Syrie connaisse encore plusieurs années de guerre civile, à moins d’une intervention régionale ou internationale massive ».

« Des rebelles faibles, divisés, mais indispensables »

« Le paradoxe, c’est que les rebelles syriens sont faibles, divisés, mais indispensables. Ils doivent absolument être pris au sérieux si l’on veut sortir de l’alternative ‘Assad ou Daech’ », explique le chercheur. « Nous sommes encore dans une configuration où les anti-Assad syriens ne sont pas pro-Daech. Mais cela ne durera peut-être pas. Daech a d’importantes ressources. Il se construit une mythologie très attractive qui continue de lui attirer de nombreux combattants étrangers. Les Occidentaux peuvent-ils le combattre directement? Non, cela aurait un coût humain et politique énorme, pour eux. Ils doivent donc agir via des groupes locaux : les Arabes sunnites et les Kurdes ».

« En 2015, Assad a tué sept fois plus de civils syriens que Daech »

« Assad doit-il faire partie de la coalition anti-Daech, en considérant que son régime serait un moindre mal? Ce serait une aberration politique et tactique », tranche-t-il. « En 2015, son régime a tué sept fois plus de civils syriens que Daech. Pour le citoyen lambda, Assad est la principale menace à son existence. C’est le bourreau de son pays ».

« On ne peut faire du départ d’Assad une précondition »

« Le jeu va devoir être très subtil », analyse Emile Hokayem. « La recherche diplomatique et politique d’une sortie de crise ne peut se faire en évacuant d’emblée Assad. L’accord de Genève du 30 juin 2012, qui sert de base aux efforts actuels, évoquait un ‘gouvernement de transition désigné par consentement mutuel’; autrement dit chaque champ propose ses noms mais l’autre doit les accepter. Dès lors, il faut être réaliste : on ne peut pas faire du départ d’Assad une précondition; et il faut savoir qu’une grande partie du régime actuel sera dans la transition ».

> Lire « Laurent Fabius n’envisage plus un départ de Bachar al-Assad avant une transition politique en Syrie », article paru dans La Croix le 5 décembre 2015;

« Aucun rebelle n’acceptera d’être un mercenaire plutôt qu’un libérateur »

« En même temps, on ne peut mobiliser les rebelles contre Daech qu’en prenant la question Assad très au sérieux. Il y a aujourd’hui 150 000 rebelles déterminés à renverser le régime et ils n’ont aucun problème de recrutement. Les rebelles sont capables de se battre sur deux fronts, contre Daech et contre Assad, mais à condition que ce soit en priorité contre Assad. C’est pour cela que le programme du Pentagone de formation de combattants contre Daech n’a pas marché. Aucun rebelle n’acceptera d’être un mercenaire plutôt qu’un libérateur ».

« Il faut être d’autant plus vigilant que, pendant ce temps, le Front al Nosra progresse », met-il en garde. « Son approche est beaucoup plus pernicieuse que celle de Daech, qui a une méthode de conquête hégémonique et brutale. Al Nosra a une approche sociétale. Il s’immisce dans la population, se mêle d’éducation. Les groupes rebelles ne sont pas prêts à s’y opposer. Si un jour Daech est fortement affaibli, Al Nosra sera en mesure d’en profiter ».

« Consacrer beaucoup d’attention à la rébellion non djihadiste »

« Il faut donc consacrer beaucoup d’attention à la rébellion non djihadiste, ce que l’Arabie saoudite a fait récemment à Ryad avec un certain succès », conclut Emile Hokayem. « Ces groupes sont les seuls à pouvoir affaiblir Daech. Ils sont les seuls à pouvoir reconquérir le soutien des populations vivant sous la coupe du califat. C’est avec eux qu’il faudra, un jour, négocier le futur de la Syrie. A l’inverse, tant qu’on a une vision soit Assad, soit Daech, on entretient ces deux monstres. Pour les Syriens, les deux sont d’ailleurs liés ».

Pour aller plus loin

– Le texte de la résolution 2254 du conseil de sécurité, précédé d’un commentaire et de la retranscription des débats en séance (en anglais);

– La déclaration du groupe de soutien international à la Syrie (ISSG) du 14 novembre 2015, qui a servi de socle à la résolution 2254;

– L’article « L’opposition syrienne accepte de négocier avec Bachar el-Assad », posté sur le site de Radio France internationale le 11 décembre 2015;

– L’article « Syrie: Riad Hijab élu coordinateur de l’opposition pour les négociations avec Damas », posté par L’Orient-Le Jour le 20 décembre 2015;

– La confrontation de deux points de vue autour de la question « Faut-il se rapprocher de Bachar Al Assad ? », avec Fabrice Balanche et Salam Kawakibi, paru dans La Croix du 17 novembre 2015;

http://nor-haratch.com

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