
la question de l’identité est complexe. Elle peut être selon le genre, la classe sociale, le groupe ethnique, linguistique, religieux, ou tant d’autres choix encore. Souvent ces groupes peuvent s’entre couper, mais parfois non : les Parsis en Inde sont zoroastriens, les Arméniens sont chrétiens de l’Eglise arménienne (Eglise nationale) et les Juifs sont considérés parfois comme groupe à la fois ethnique et religieux. En contexte de centenaire du génocide des arméniens, de plus en plus de travaux sociologiques, anthropologiques ou historiques soulèvent une question nouvelle : celle des Arméniens musulmans.
Voici notre première partie consacrée à l’histoire de cette communauté oubliée.
La Mosquée Bleue à Yerevan, Arménie. Photo : Thomas Ciboulet.
Histoire des rapports entre arméniens et Islam
Les Arméniens sont le premier peuple à se convertir au christianisme en tant que royaume, en 301 (la date réelle est probablement un peu plus tard). L’Eglise arménienne a également la particularité d’être une Eglise nationale, appelée orthodoxe orientale : elle n’était pas soumise au patriarcat de Constantinople (ni à celui de Moscou par la suite) et était donc indépendante. Son dogme religieux est proche de celui de Coptes d’Egypte, des Syriaques orthodoxes et des Ethiopiens, ces communautés religieuses étant différentes de celles des Grecs, des Russes, des Bulgares, des Serbes ou des Géorgiens parmi les Orthodoxes (et donc différent des Catholiques et des Protestants).
Les Arméniens ont connu différents royaumes mais dès le Vème siècle, ils sont intégrés à l’empire Perse. Vont se succéder différents occupants : Arabes, Seldjoukides, Mongols, Ottomans, Perses et Russes. Ce que l’on peut donc noter, c’est que dès l’avènement de l’Islam et la conquête qui s’en suit, les Arméniens vont être sous domination musulmane de façon quasi complète jusqu’au 20ème siècle avec trois exceptions majeures : le Royaume Arménien de Cilicie indépendant du 11ème au 14ème siècle, la domination Mongole (dont le Royaume de Cilicie sera allié), et la moitié de « l’Arménie » au 19ème siècle passe de la domination Perse à la domination Russe au Sud-Caucase (l’autre moitié étant dans l’empire ottoman).
Dès l’arrivée musulmane, des Arméniens se convertissent à l’Islam, de façon forcée ou volontaire. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut noter les vizirs du Califat fatimide Badr Al-Jamali et son fils Al Afdhal Shahanshah (à l’époque de la première croisade) sont arméniens. Des conversions forcées ont lieu dans l’empire ottoman, notamment dans le corps des Janissaires : la puissante armée de l’empire est composée d’enfants chrétiens enlevés à leurs familles et convertis dès leur plus jeune âge. Mais à cette époque, les identités ne sont pas ethniques, seulement religieuses, et les Arméniens musulmans sont très vite assimilés la communauté dominante : arabe, perse, kurde, ou turque. C’est pourquoi, les Arméniens jusqu’à nos jours sont en immense majorité chrétienne arménienne, et les minorités religieuses sont les Arméniens catholiques ou protestants.
Un point mérite d’être relevé sur les relations entre chrétiens arméniens et musulmans azéris dans le sud-Caucase. Les territoires qui composent l’Azerbaïdjan et l’Arménie actuels étaient à l’époque particulièrement mixtes, sans aucune homogénéité de populations. Erevan comptait plus de mosquées que d’Eglises, tandis que Bakou était à majorité arménienne. Dès 1905, de nombreux nettoyages ethniques dans les deux camps ont lieu jusqu’à l’arrivée de Lénine puis Staline qui gèle les conflits de manière arbitraire. Il faut attendre la fin de l’ère soviétique, les débuts du conflit du Karabagh pour que les Etats s’homogénéisent totalement, avec les pogroms de Sumgayt, Ganja et Bakou, suivi de la fuite de 300 000 à 400 000 Arméniens d’Azerbaïdjan, tandis que les rares familles azéries restées en Arménie quittent le pays ou s’assimilent totalement (il existe cependant d’autres minorités dans chacun des deux pays). Pour illustrer la mixité du territoire, il est amusant de noter que le seul président au monde a être né en Arménie serait Heydar Aliyev, ancien président d’Azerbaïdjan, tandis que les trois présidents arméniens sont nés en Syrie ou dans le Haut Karabagh, à l’époque en RSS d’Azerbaïdjan.
La conversion des Arméniens pendant le génocide
De nombreux Arméniens de l’empire ottoman ont été contraints de se convertir pendant le génocide de 1915. Il faudrait d’ailleurs remonter aux débuts de la question arménienne et aux massacres de 1894-1896 pour avoir une vue plus globale sur le sujet. Sur les massacres du Sultan Abdül Hamid II des années 1890, on estime que 100 000 Arméniens sont convertis de force. Pendant le génocide, les femmes sont souvent converties, ainsi que les enfants orphelins, qui sont ensuite turquifiés ou kurdifiés.
Mais il est important de noter que, contrairement aux massacres précédents, pendant le génocide les conversions n’ont pas été toujours forcées. Au contraire, il s’agissait d’un moyen de survie pour les Arméniens. Il est aussi intéressant de noter que les conversions étaient réglementées par le pouvoir central de l’empire ottoman : parfois elles étaient tout simplement interdites, souvent il était plus facile pour une femme de se convertir que pour un homme, y compris chez les enfants. Il arrivait que des Arméniens se convertissent mais soient tout de même tués, tandis que d’autres étaient toujours appelés gavour (infidèle) après leurs conversions. Enfin certains dirigeants locaux refusèrent d’appliquer les ordres lorsqu’il s’agissait de tuer les convertis ou de refuser les conversions. La question des conversions pendant le génocide est donc particulièrement complexe.
Le problème pour comprendre ce phénomène est le manque de travaux sur le sujet. Du côté arménien, ces convertis sont assimilés et sont donc des Turcs ou des Kurdes. Les Arméniens convertis ne sont considérés ni comme victime, ni comme survivant du génocide, ils ont pour ainsi dire « disparu » dans l’historiographie du génocide des arméniens. Du point de vu turc, les Arméniens convertis ne sont pas nécessairement considérés comme des Turcs non plus. Certains musulmans de Turquie sont ainsi appelés « Ermeni » (« Arménien ») en fonction de leur ascendance arménienne, ce qui était considéré comme une insulte pendant longtemps. On a donc réellement à faire à une communauté oubliée et non étudiée sociologiquement et historiquement jusqu’à très récemment.
la question de l’identité est complexe. Elle peut être selon le genre, la classe sociale, le groupe ethnique, linguistique, religieux, ou tant d’autres choix encore. Souvent ces groupes peuvent s’entre couper, mais parfois non : les Parsis en Inde sont zoroastriens, les Arméniens sont chrétiens de l’Eglise arménienne (Eglise nationale) et les Juifs sont considérés parfois comme groupe à la fois ethnique et religieux. En contexte de centenaire du génocide des arméniens, de plus en plus de travaux sociologiques, anthropologiques ou historiques soulèvent une question nouvelle : celle des Arméniens musulmans.
Après un premier volet historique (à retrouver ici), voici notre seconde partieconsacrée à l’actualité de cette communauté oubliée.
Être Arménien et musulman aujourd’hui
Un ouvrage va couvrir ce sujet : « Le livre de ma grand-mère » de Fethiye Çetin. Cette auteure raconte comment elle découvre à l’âge adulte qu’elle est d’origine arménienne. Sa grand-mère, avant de mourir, rompt le silence de toute une vie et lui décrit ce qu’elle a vécu depuis l’époque du génocide. Après la publication du livre, de nombreux Turcs ou Kurdes commencent à revendiquer également un grand parent arménien. En ce sens, le livre de Fethiye Çetin est majeur car il a ouvert la voie à cette communauté.
Dès lors, une question se pose : combien de personnes sont concernées? Il n’y a évidemment pas de chiffres officiels, et les chiffres des chercheurs sont encore à prendre avec précaution. Haykazun Alvrtsyan parle de 2,5 millions d’Arméniens musulmans en Turquie et 300 000 en Allemagne. Des études laissent penser que près de 7 millions de Turcs et de Kurdes ont un membre de leur famille qui est Arménien converti (incluant les belles familles). Il faut également savoir de qui l’on parle. Il y a des Turcs ou Kurdes ayant un grand parent arménien comme Fethiye Çetin. Mais il existe également des Arméniens convertis depuis le génocide, qui restent en groupe fermé, se mariant entre eux et gardant certaines traditions. Le manque de recherche est un problème pour appréhender cette communauté, et on comprend vite que les Arméniens musulmans forment un groupe non-homogène.
La question de la religion pour les Arméniens est très difficile, car elle fait partie même de l’identité arménienne. L’Eglise est nationale, et l’alphabet arménien a été créé en 404 par un religieux, Mestrop Machtots, pour écrire la Bible en arménien. Les conversions autrefois impliquaient l’assimilation à un autre groupe, et les Arméniens ont toujours été représenté par leur patriarcat religieux, en particulier sous l’empire ottoman et y compris dans la Turquie moderne. Les traumatismes récents à la fois du génocide – perpétré par un Etat musulman, et la guerre avec l’Azerbaïdjan, là encore à majorité musulmane, font du rapport des Arméniens à l’Islam un sujet sensible. Pourtant, la question de l’identité évolue. Tout d’abord, les liens entre Arméniens et Alévis en Turquie ont toujours été bons, les Alévis ayant souvent protégé les Arméniens pendant le génocide, notamment dans le Dersim. Les Arméniens et les Iraniens ont également une bonne entente, les Arméniens d’Iran étant une communauté bien intégrée depuis des siècles et les deux pays entretiennent d’excellentes relations diplomatiques. Mais en Turquie également, une communauté musulmane arménophone, les Hemşin sont désormais considérés comme étant arméniens par les Arméniens eux-mêmes. Pour la quête d’identité des Arméniens musulmans, rejetés par les deux groupes, un long travail doit être fait. Un travail qui est à peine commencé, cent ans après le génocide des Arméniens.
Thomas Ciboulet
http://cahierslibres.fr
http://westernarmeniatv.com





