«L’Arménie combat seule l’Azerbaïdjan, la Turquie et le terrorisme»
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Si le peuple arménien et sa diaspora sont déterminés à défendre leur terre, l’aide internationale se fait attendre, déplore Mané Alexanian. Selon la journaliste, l’Arménie ne pourra pas résister sans le secours de ses alliés.
Par Mané Alexanian
Publié le 8 octobre 2020 à 13:04, mis à jour le 8 octobre 2020 à 16:18
Mané Alexanian est une journaliste française d’origine arménienne. Sa famille est originaire du Haut-Karabagh.
FIGAROVOX. – Pourquoi le conflit opposant Arméniens et Azéris autour du Haut-Karabagh, «gelé» depuis 1994, malgré quelques de flambées de violence déclenchées sporadiquement, s’est brutalement ravivé le 27 septembre dernier?
Mané ALEXANIAN. – À vrai dire, ce cessez-le-feu n’a jamais été réellement respecté. Il a été rompu à de nombreuses reprises. En 2008, en 2016 (guerre des 4 jours) et en juillet 2020. L’Azerbaïdjan accuse l’Arménie, l’Arménie accuse l’Azerbaïdjan. Toutefois, l’Arménie n’a aucune raison valable de rompre ce cessez-le-feu. Bien au contraire, c’était jusqu’alors un moyen de protéger la population et le territoire de l’Artsakh, que les Arméniens appellent le Haut-Karabagh. Si on regarde les choses de plus près, l’Artsakh compte 120 000 habitants et est soutenu par l’Arménie, qui dénombre 2,9 millions d’habitants.
L’Azerbaïdjan est la 64e puissance militaire, la Turquie la 11e et l’Arménie, quant à elle, est classée à la 111e place.
De l’autre côté, il y a l’Azerbaïdjan, qui compte 9,9 millions d’habitants et qui est soutenu par la Turquie et ses 82 millions d’habitants. De plus, l’Azerbaïdjan est la 64e puissance militaire, la Turquie la 11e. L’Arménie, quant à elle, est classée à la 111e place.
Quel gouvernement sensé irait rompre un cessez-le-feu contracté avec deux puissances militaires de cette envergure?
Je pense que l’Azerbaïdjan, voyant que l’Arménie ne se manifeste pas pour déclencher une guerre, cherche désormais à en finir avec la question des habitants du Haut-Karabagh ; c’est ce qu’ils font en bombardant la capitale et les infrastructures, sans prendre en compte la présence civile.
Les Arméniens dénoncent une volonté expansionniste du pouvoir turc qui se déploie dans le Caucase du sud. Partagez-vous cette analyse?
Je ne peux que partager cette analyse. L’Artsakh et l’Arménie sont enclavés entre l’Azerbaïdjan à l’est et la Turquie à l’ouest. La Turquie souhaite étendre son pouvoir et reconstituer l’Empire Ottoman. Les seuls obstacles sur son chemin sont l’Arménie et l’Artsakh. La Turquie guide son homologue à sa guise afin d’étendre son pouvoir. La première étape de son travail est de récupérer l’Artsakh avec l’aide de l’Azerbaïdjan, ensuite elle s’occupera de l’Arménie. Pour la Turquie et l’Azerbaïdjan, il s’agit d’une véritable guerre d’ego! Rien ne peut les intéresser dans cette région, si ce n’est le rapprochement géographique de l’Azerbaïdjan vers la Turquie.
La population du Haut-Karabagh ne souhaite pas être rattachée à l’Azerbaïdjan, mais plutôt obtenir son indépendance, comme elle l’avait proclamée lors de la chute de l’URSS en 1991.
L’Azerbaïdjan se base sur un traité signé par Staline en 1921, qui rattache l’Artsakh à l’Azerbaïdjan. Ce rattachement a entrainé la population de l’Artsakh à être victime d’une politique systématique de discrimination ethnique et d’épuration visant à sa disparition progressive.
Il faut aussi prendre en compte l’avis de la population du Haut-Karabagh. Sans parler de la différence de religion (christianisme), cette province ne souhaite pas être rattachée à l’Azerbaïdjan, mais plutôt obtenir son indépendance, comme elle l’avait proclamée lors de la chute de l’URSS en 1991.
Le 6 octobre, le Kremlin a répété que «les parties ont l’obligation de cesser le feu et s’asseoir à la table des négociations». La Russie, qui entretient des relations étroites avec l’Arménie, son alliée dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), joue-t-elle son rôle de médiateur?
Bien qu’alliée de l’Arménie, la Russie reste neutre dans cette guerre. Elle n’est ni pour l’Arménie, ni contre l’Azerbaïdjan. Elle joue son rôle de médiateur. L’Arménie s’est dite prête à travailler avec le Groupe de Minsk, co-présidé par la Russie, les États-Unis et la France, pour mettre en place un cessez-le-feu. Encore faut-il que l’Azerbaïdjan accepte aussi de se mettre autour de la table.
Il nous est permis d’en douter, surtout quand on sait que les Azéris ont le soutien total de la Turquie, qui s’est d’ailleurs dite «prête à se tenir aux côtés du pays-frère et ami qu’est l’Azerbaïdjan de tout [son] coeur et par tous les moyens».
173 élus français ont signé un appel pour demander au gouvernement de sortir de sa «neutralité» face à «l’agression azerbaïdjanaise contre les Arméniens».
Emmanuel Macron, qui a pourtant dénoncé l’implication turque dans le conflit, doit-il être plus ferme selon vous?
Vendredi 2 octobre, lors d’un sommet de l’Union européenne à Bruxelles, Emmanuel Macron a osé dénoncer la présence de 300 combattants ayant quitté la Syrie pour rejoindre Bakou en passant par Gaziantep (Turquie). «Ils sont connus, tracés, identifiés, ils viennent de groupes djihadistes qui opèrent dans la région d’Alep», a-t-il affirmé.
Cette information a été confirmée par L’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), qui a affirmé que plus de 850 combattants de factions syrienne pro-turques étaient arrivés en Haut-Karabagh en passant par la Turquie, et a également ajouté que 300 combattants étaient arrivés une semaine avant le début de la guerre.
Cela prouve que l’Azerbaïdjan avait préparé ses attaques en amont. Quel intérêt sinon de faire venir ces mercenaires sur son territoire si ce n’est pour se battre?
Aujourd’hui, l’Arménie se retrouve seule pour combattre l’Azerbaïdjan, la Turquie, mais aussi le terrorisme. C’est beaucoup pour un si petit pays. S’il est important de dénoncer, il faut désormais agir et sanctionner.
La diaspora arménienne semble très active dans le conflit, certains ont même rejoint le front pour défendre leur terre d’origine. Faut-il y voir une crainte du peuple arménien de se voir décimé ou contraint à l’exil?
La diaspora arménienne a toujours été unie, mais elle l’est davantage depuis le 27 septembre. Une véritable solidarité s’est installée. En très peu de temps s’est mis en place des récoltes de médicaments, de fournitures, ou encore de vêtements. Les informations sont relayées sur les réseaux sociaux, jour après jour.
Chacun d’entre nous a un frère, un père, un cousin, un ami sur le front actuellement. Notre terre, notre histoire et notre peuple sont en danger. C’est aussi pour cela que des Arméniens de France, des États-Unis, du Liban, de Syrie et d’ailleurs sont partis sur le front après que l’Arménie a décrété la mobilisation générale. C’est ce même esprit de solidarité qui les a nourri.
En partant au front, ces jeunes de la diaspora souhaitent que ce passé douloureux ne se reproduise pas.
Ceux qui sont partis sont pour la plupart les descendants des rescapés du Génocide arménien. On y trouve également les enfants des pères ayant participé à la libération de l’Artsakh en 1994. L’histoire se transmet de génération en génération. En partant au front, ces jeunes de la diaspora souhaitent que ce passé douloureux ne se reproduise pas.
Il faut bien comprendre que si l’Azerbaïdjan dépose les armes, il y aura la paix. Si l’Arménie dépose les armes, il n’y aura plus d’Arménie. Une chose est sûre, nous ne laisserons pas Erdogan réussir, là où ses ancêtres ont échoué.
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