La Troisième voie, l’héritage d’Aram – Gaïdz Minassian

La Troisième voie, l’héritage d’Aram – Gaïdz Minassian

11 OCTOBRE 2021 – (ՄԵՐ ՈՒՂԻՆ)

Gaïdz Minassian

Les temps sont durs et le moral est au plus bas. Les plaies de la guerre sont encore ouvertes et les Arméniens ont décidé lors des législatives anticipées de juin 2021 de changer dans la continuité leur personnel dirigeant. Depuis ce scrutin, la représentation nationale a quelque peu mué : le régime de Nikol Pachinyan s’est maintenu confortablement au pouvoir malgré la défaite de novembre 2020 et la perte de près de 17% des voix par rapport aux élections de décembre 2018. L’ancienne opposition, celle “d’Arménie Lumineuse” (Edmond Maroukian) et “d’Arménie Prospère” (Gaguik Dzaroukian) a disparu des radars. Une nouvelle opposition a surgi :

celle représentée par les forces de l’Ancien régime ou du Cartel d’Erevan : “l’Alliance Arménie” conduite par Robert Kotcharian et “l’Alliance J’ai l’Honneur”, dirigée en sous main par Serge Sarkissian. Si bien que l’Arménie revient à un système binaire avec une majorité homogène et portant la responsabilité sur le temps court de la défaite et une opposition aigrie et portant la responsabilité sur le temps long de la déroute.

Voilà le tableau politique tel qu’il se présente un an après la guerre des 44 jours, avec d’un côté, ceux qui pensent “qu’il y a un avenir”, et de l’autre, ceux qui pensent que “le pouvoir actuel est capitulard, traître et incapable”.

Les partisans d’un avenir radieux sont soumis à de fortes pressions de la part des forces de l’Ancien régime, des provocations qui vont des noms d’oiseaux à des menaces et des coups physiques. En apparence, la majorité semble compacte, mais son problème n’est pas dans la redistribution du pouvoir, même si l’on sait que Nikol Pachinyan est connu pour son dirigisme. Le problème de la majorité actuelle est celui que rencontre tout pouvoir fraîchement mis en place à la tête d’un jeune Etat : l’absence de cadres et de relais dans la fonction publique et les institutions, comme si le personnel administratif était encore lié aux anciennes méthodes.

Or sans un appareil bureaucratique performant, tout pouvoir est condamné à l’échec. L’autre problème de poids de la majorité “Contrat Civil” renvoie au déficit de sécurité qui entoure l’Arménie aujourd’hui : défaite en 2020, l’Arménie voit ici ou là son territoire rongé par les caprices du président Aliev et son armée prédatrice prêts à tout pour obtenir la création d’un “corridor” reliant ce qu’ils appellent le “Zanguezour oriental” au Nakhitchevan.

Et pourtant, le ministre de la défense arménien a déclaré durant l’été 2021 que les soldats arméniens ont reçu l’ordre de détruire toute incursion de militaires azerbaïdjanais sur le territoire arménien. Force est de constater que la parole n’a pas été suivie d’actes. D’où le problème de crédibilité du régime de Nikol Pachinyan, qui malgré la victoire de la démocratie en 2021, a du mal à cristalliser son enthousiasme et son volontarisme dans la société arménienne.

Les partisans du Cartel d’Erevan traversent un moment très compliqué. D’un côté, ils frappent par leur impuissance à changer les choses, et ce depuis la déclaration du 9 novembre 2020. La tactique des micro-rassemblements ne donne rien, si ce n’est à diffuser de la rancoeur et de la haine dans une société qui tente de panser ses plaies. La tactique des provocations au sein de l’Assemblée nationale, qui vise à immobiliser le pouvoir, ne donne aucun résultat non plus, si ce n’est à prendre en pleine face les critiques de leur bilan qu’ils n’ont jamais voulu entendre pendant 20 ans à la tête de l’Etat et apparaître sous les traits d’une opposition violente, destructrice sans aucun sens politique si ce n’est l’aversion portée contre un homme : Nikol Pachinyan.

De l’autre, à y regarder de plus près, les choses sont plus compliquées au sein des rangs de l’opposition, notamment dans ce jeu à trois acteurs qui met en scène Serge Sarkissian, Robert Kotcharian et la FRA. Il est de notoriété publique que les deux anciens présidents ne s’entendent pas et tentent de faire passer l’autre pour le grand responsable de l’incurie d’Etat. Robert Kotcharian, fort de ses 21% obtenus en juin 2021 et toujours sous le coup d’une enquête judiciaire, se sent en pole-position dans le camp de l’opposition et considère que celle-ci doit se ranger derrière lui, y compris le Parti républicain de Serge Sarkissian.

Ce dernier n’accepte pas le leadership de son prédécesseur et l’accuse de “vouloir renverser le pouvoir juste pour prendre le pouvoir”. Chacun compte ses relais dans la société et la vie politique et c’est là qu’intervient l’écosystème dachnakstagan avec sa complexité. A quelques mois du prochain congrès de la FRA – prévu au printemps 2022 – le jeu en coulisses prend toute son importance, car il en va de l’avenir de la principale organisation politique pan-arménienne dans le monde. Et c’est une véritable pièce de théâtre que nous offrent ses dirigeants depuis le scrutin estival :

Hagop Der Khatchadourian, secrétaire général du Bureau mondial, veut absolument se démarquer de la tutelle de Hrand Markarian, son prédécesseur qui pendant environ 20 ans a placé ses hommes partout dans l’appareil, y compris au sein de la direction actuelle dont chaque membre lui doit le baise main.

Hagop Der Khatchadourian et ses “mutins” sont conscients que les choses ne tournent pas rond dans la branche arménienne de la FRA mais comme ils veulent se présenter au prochain congrès avec un bilan honorable, ils ménagent Ichkhan Saghatelian, chef de l’Organe suprême de la FRA en Arménie, au risque d’apparaître comme un “Bureau faible”. Or, ce député “kotcharianiste a lui aussi besoin de s’affranchir des fourches caudines de Hrand Markarian depuis qu’il conduit la politique de la FRA en tant que bras droit de Robert Kotcharian.

Et comme Unguer Ichkhan et Unguer Hagop ont pour point commun de tourner la page de Unguer Hrand, ils s’entraident : Ichkhan Saghatelian fera son possible pour préserver Hagop Der Khatchadourian à la tête de la FRA, histoire d’avoir les mains libres en Arménie. Sauf que le même Ichkhan Saghatelian a un autre fer au feu : il compte désormais sur une direction en Arménie beaucoup plus intolérante qu’auparavant et il ne serait pas surprenant que lui et sa génération éduquée sous les ordres de feu Vahan Hovannessian le subversif se lancent dans une OPA sur toute la FRA lors du prochain congrès mondial.

Une sorte de putsch au sein même du parti dans le but de prendre le contrôle de toute la famille dachnak dans le monde. Car, dans la diaspora aussi, le tableau du Dachnakstoutioun n’est pas reluisant : dissidence du mouvement “Asbarez” et du comité central élu de la côte ouest des Etat-Unis, plus grosse et plus riche fédération de la FRA à l’étranger, qui en dépit de sa résistance doit affronter le sparadrap d’un comité central californien fantoche mis en place par le Bureau mondial, histoire de dire que la crise du parti est limitée à la Californie.

Rien de plus faux : la crise commence à affecter la FRA au Liban, où les partisans de Hrand Markarian ont perdu toute influence et où la nouvelle équipe en place n’hésite pas à demander des comptes à sa hiérarchie à propos de la dissidence du mouvement asbarezagan. Crise en Grèce et en Australie aussi, où des voix s’élèvent pour obtenir des explications sur le degré zéro du discours de la “FRA” en Arménie.

Indifférence générale ailleurs, ce qui est le pire pour un parti d’action. Voilà dans quel état se trouve la FRA à quelques mois de son prochain congrès mondial alors que Hrand Markarian oeuvre en coulisse pour rapprocher son parti de Serge Sarkissian alors que l’attelage baroque Hagop-Ichkhan agit en faveur de Robert Kotcharian. Bref, Hrand et Serge sont à la recherche du temps perdu alors que Ichkhan, Hagop et Robert sont à la recherche d’une IIIe voie : “ni Nikol, ni Serge”…

Mais c’est là que l’hypothèse de la IIIe voie prend tout son intérêt et semble sociologiquement et politiquement fondée, à condition que les autres forces politiques arméniennes, celles agissant en dehors du Parlement et dans la diaspora l’incarnent en s’attelant à la tâche du rassemblement.

Pourquoi la IIIe voie est-elle fondée ? Pour quatre raisons : d’abord, près d’un électeur sur deux n’a pas participé au scrutin de 2021, ce qui témoigne d’un déficit de confiance à l’égard des forces politique en présence ; ensuite, l’Arménie ne peut renaître que par l’irruption d’une force coalisée dépourvue de toute responsabilité politique dans la défaite ; en outre, l’avenir de l’Arménie et des Arméniens du monde entier se prépare maintenant avec l’espoir de tourner la page de 30 ans d’incurie et d’infamie ; enfin, les Arméniens doivent surtout dépasser cette alliance objective entre l’Ancien Régime et le régime actuel qui ont tous les deux intérêts à ne pas laisser éclore une IIIe voie : Nikol Pachinyan, histoire de sauver la Révolution de velours, a tout intérêt à taper et encore taper sur l’Ancien Régime ; le trio Levon-Robert-Serge, histoire de sauver leur “bilan”, a également intérêt à taper et encore taper sur Nikol Pachinyan et son équipe. “Voleurs” crie Nikol Pachinyan à l’adresse du Cartel d’Erevan ; “bon à rien”, répondent les forces du Cartel à l’adresse du premier ministre…. Et après ?

En réalité, il revient aux forces extra⁻parlementaires en Arménie et aux groupes dans la diaspora de s’engouffrer dans la brèche de la IIIe voie pour assumer cet espoir. Quelle pourrait être cette voie alternative ? Tout simplement, celle d’Aram Manoukian, le héros de la résistance de Van en 1915 et le créateur de la Ière République d’Arménie en 1918.

Tout au long de sa vie, Aram Manoukian a incarné une IIIe voie. Au sein de la FRA, à Van ou à Erevan, lui l’originaire de l’Artsakh a oeuvré en faveur de l’union des Arméniens, de tous les Arméniens. Quand la FRA a eu affaire à la proposition d’une alliance avec les Jeunes-Turcs du CUP en 1907, Aram Manoukian n’a pas tranché entre le “oui” et le “non”, il a opté en faveur d’une IIIe voie, la voie intersociale regroupant Arméniens, Kurdes et Turcs issus de la société civile ottomane, loin du pouvoir, loin de la “Révolution jeune-turque” de 1908 dans le but de promouvoir la solidarité paysanne entre populations rurales de l’Arménie occidentale.

En 1914, lorsque la FRA du Caucase a opté pour la création de bataillons placés en première ligne de l’armée russe contre la Turquie, Aram Manoukian a refusé de se joindre à cet élan romantique, n’a pas voulu entendre parler de troupes supplétives à l’avant-garde des Russes car il a mesuré l’enjeu sécuritaire des conséquences pour les Arméniens ottomans d’un tel alignement sur Saint-Petersburg.

Aram est resté à Van parmi les siens et organisé la résistance victorieuse en 1915. En 1918, quand la FRA a été confrontée au défi de l’indépendance de l’Arménie, Aram Manoukian n’a pas tranché entre les deux camps : l’indépendance par la voie diplomatique d’un côté ou la réunification territoriale et le lien avec la Russie de l’autre. Il a opté pour l’indépendance par les armes et la formation d’un Etat propre et transparent.

C’était une indépendance réfléchie mais ferme contre la corruption, mesurée mais en tenant compte d’un environnement hostile, à savoir un Etat arménien fort sans être une “Grande Arménie” et en bon voisinage avec les puissances régionales, y compris la Turquie, sans rien lâcher ni être dupe.

C’est ça Aram Manoukian, faire preuve de nuance et de calculs stratégiques, de rigueur et de professionnalisme, tel un bon ingénieur du rapport de forces, en tenant compte de la réalité politique environnante, sans plan sur la comète, ni conservatisme de principe. Alors qui est prêt en Arménie à reprendre le flambeau de la IIIe voie, celle d’Aram Manoukian ? C’est la seule option envisageable pour sortir l’Arménie des ténèbres et des faux-semblants.

Nikol Pachinyan ? Il se présente comme le descendant politique d’Aram, multiplie les références à ce géant dans ses interventions et s’incline aux pieds de sa statue érigée en septembre 2018 aux abords de la place de la République à Erevan. Mais Aram n’a jamais connu la défaite. Donc Nikol Pachinyan ne peut pas prétendre être le digne successeur du père fondateur de la Ière République. La FRA ? Elle se présente comme le digne héritier d’Aram Manoukian.

Mais Aram Manoukian incarnait l’indépendance à l’égard de toutes les puissances, surtout la Russie, sans être anti-russe. Peut-on en dire autant des Unguer Ichkhan et compagnie qui en se ralliant à Robert Kotcharian doivent endosser son discours d’union avec la Russie.

En Arménie, la FRA n’a rien à voir avec Aram Manoukian. Rien ni de loin, ni de près. D’autant qu’il aurait encore fallu oser se comparer au charisme d’un Aram. Mais qui peut se targer aujourd’hui dans la FRA du titre de leader ? Personne, ni l’apparatchik Hagop Der Khatchadourian, ni le caporal Ichkhan Saghatelian ne font autorité au sein du parti et n’ont l’étoffe des Hraïr Maroukhian et Sarkis Zeitlian, les deux derniers véritables dirigeants de la FRA, reconnus et respectés par les leaders du monde entier.

Depuis leur disparition politique, le premier en 1994, le second en 1985, la FRA orpheline voit se succéder à sa tête des dirigeants sans charisme, ni pensée d’envergure. D’ailleurs qu’on nous montre un écrit de qualité de la part d’Unguer Hagop et d’Unguer Ichkhan… On les cherche toujours, l’un chante, l’autre crie. Robert Kotcharian alors ? Il tente de s’émanciper du Cartel d’Erevan en traçant les limites d’une troisième voie, plus mûre et responsable.

Mais Aram est l’artisan de l’indépendance de l’Arménie, pas son fossoyeur comme l’a été Robert Kotcharian, qui a vendu à la Russie tout le parc énergétique de la République d’Arménie pour la modeste somme de 100 millions de dollars en 2001. Robert Kotcharian a dilapidé l’indépendance de l’Arménie, ce qui est aux antipodes de l’idée de souveraineté préconisée par Aram Manoukian.

En fait, personne à cette heure n’incarne la voie d’Aram en Arménie. Car, si les conditions structurelles sont réunies, il manque encore cet outil politique capable de s’emparer du primat de la ligne Manoukian. Mais il n’est pas impossible de préparer le terrain à ce nouvel espace légitime de la IIIe voie.

Comment ? Par le réunion en Arménie de tous les groupes constitués et les bonnes volontés autour de la doctrine d’Aram, avec un agenda serré, précis, concis et réalisable, loin de la majorité actuelle et des forces du Cartel d’Erevan.

C’est possible, car si chacun y met du sien, en faisant passer l’intérêt général avant son propre intérêt, l’espoir peut renaître en Arménie. C’est possible car si chacun privilégie la sécurité nationale et l’indépendance, l’Etat de droit et la citoyenneté, la démographie et la puissance par d’autres moyens que le territoire, l’espoir peut renaître en Arménie, d’abord au sein des abstentionnistes puis peu à peu au sein des rangs de la majorité déçue par le défaitisme de Nikol Pachinyan mais aussi des rangs de l’opposition fatiguée par l’impasse dans laquelle celle-ci se trouve par son outrance et son aveuglement.

Comme Aram Manoukian avait une ambition pan-nationale – à l’époque cela s’appelait l’union entre Arméniens de Turquie et Arméniens du Caucase – le principe de la IIIe voie ne peut que s’étendre à la diaspora, qui a démontré lors de l’épreuve de la guerre de 2020 toute sa mobilisation et toute sa volonté de participer à une communauté de destin avec une nouvelle Arménie, si bien qu’aujourd’hui, lorsque l’Arménie éternue, c’est la diaspora qui est enrhumée, et inversement, quand la diaspora est alitée, c’est le Docteur Arménie qui accourt à son chevet.

Dès lors, si le mouvement dissident “asbarezagan” de la côte ouest des Etats-Unis ne prend pas le chemin de la IIIe voie, alors qu’elle l’incarne du tout au tout, depuis qu’elle a exprimé sa volonté de dire “stop” à l’effondrement du Dachnaktsoutioun, d’injecter de l’éthique dans la vie politique arménienne et de lier la sécurité nationale à l’indépendance, alors sa rébellion n’aura été qu’un feu de pailles et n’aura fait le jeu que d’une direction de la FRA dont elle conteste justement les pratiques autoritaires.

Le “stop” des dachnakstagans de la côte-ouest des Etats-Unis résonne encore comme le cri d’Aram Manoukian pour sauver la FRA du naufrage. Il leur revient donc de rassembler celles et ceux qui, dans la diaspora, ancienne ou nouvelle, partisans ou non, de gauche comme de droite, se retrouvent dans la puissance de la IIIe voie d’Aram, tout en étant parallèlement en étroite collaboration avec les groupes équivalents en Arménie.

Voilà la première pierre de l’édifice d’Aram Manoukian : rassembler les groupes d’Arménie et de la diaspora dans une seule et unique perspective, celle d’une Arménie nouvelle, libre, indépendante, démocratique et juste pour redonner espoir et dire que “oui j’ai le véritable honneur” d’affirmer qu’il “existe un véritable avenir” dans une “véritable alliance de l’Arménie” et de la diaspora. Au travail donc messieurs, loin des ringards et fossoyeurs de l’Etat mais pour la mémoire d’Aram Manoukian et aussi pour la défense de nos morts, de nos soldats, de nos enfants, de notre “honneur”, de notre “Arménie”, de notre “avenir”.

mer-oughin.am/2021/10/11/la-troisieme-voie-lheritage-daram/

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